Dernière mouture

Dernière mouture

 

Sur les bords du Fanjaret, le moulin ne tourne plus.
Construit en 1874, il a d'abord été entrainé par une roue à aubes, remplacée par une turbine au début du XXè siècle puis par l'électricité en 1943.
Joseph Michelland, le dernier meunier, dont la famille exploitait le moulin depuis 1934, a effectué sa dernière livraison à la boulangerie de Monestier de Clermont, le 30 septembre 1994.

 

Fiche technique : 15 photographies 24x36 noir & blanc, tirées sur papier baryté au format 18x24 cm avec encadrement et passe-partout 34x40 cm.

 
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Dernière mouture

Voilà c'est terminé, je le savais pourtant. Même à mon heure de gloire, je n'ignorais pas que tout cela aurait une fin.
Toute cette bonne vie. Oui c'était une bonne vie. D'amour du travail bien fait. De journées bien remplies. Je me sentais si jeune encore. Si capable de donner de toute ma force. pourtant on me met au rancart. Je n'ai pas vu le temps passer.
Trois étages de courroies qui tournaient sans jamais faiblir. Ca sentait bon le cuir, le bois. Le blé enivrait l'air avant de se glisser dan le jute épais.

Une bonne vie. Saine. Régulière. Simple. qui fabriquait du bon blé. Il régnait en ces lieux, une atmospère diaphane dûe à la bonne farine authentique d'un pain de qualité.

Fidèle. D'une constance que nul ne peut réfuter, je tournais du matin jusqu'au soir sans jamais faillir. Et voilà. Et voilà qu'on m'abandonne. Que l'on me croit trop vieux. Moi qui ai tant à donner encore au monde. Que fais-tu, mon meunier ? tu dors ? Réveille-toi ? Le monde perd le goût des choses. Il a besoin de nous !

Mais non... L'industrie n'a besoin de personne pour déguster ses bénéfices.

C'était la dernière mouture...

Un homme s'arrête et je le reconnais. Encore plein de ma jeunesse fringante, je le voyais passer, petit garçon rêveur, la tête pleine de voyages, de passions impatientes.

Il me photographie et je me laisse faire, je sens son pouls de rebelle déçu. Qui souffre de cet univers trop rapide, trop mercantile, trop dépourvu d'âme pour lui.

Je me souviens que jeune, il aimait déjà l'image. La peinture. Un jour, il est parti au Japon pour étudier le sumi-é. Un amoureux du noir et blanc. Ce qui n'est guère surprenant pour un personnage aussi entier.

Qui tire sa révérence photographique aux gens de peu ; les travailleurs muets qui traversent l'existence sans se faire remarquer. Ce sont ces gens-là, ces mains là, ces machines là qu'il tient à mettre avant tout dans la lumière.

Il a goûté à tous ces petits métiers. Ce qui lui fait dire que lorsqu'il arrive à un endroit, il voit plus de choses que les autres : la composition d'une façade, la forme particulière d'un toit, la matière d'un ciel, les ombres et les lumières qui jouent à cache cache sur les murs... Il tente de surprendre le génie du lieu.

Tranquillement il se pose et fixe à jamais sa nostalgie et mon dernier labeur.

Et me voilà figé, comme empaillé près de ma cascade. Au milieu de la traitre campagne qui préfère subir et continuer sans moi sa course effrénée vers l'anéantissement.

A la retraite anticipée. Et condamné au silence à perpétuité malgré mes bons et loyaux services.

Immobile dans ce monde pressé qui m'abandonne, je n'entends plus que mes souvenirs chanter en choeur :

"Meunier, tu dors, ton moulin..." 

Sara Fabienne Matté, janvier 1998


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